Photo : Francesc Guillamet
F. A. : Oui, beaucoup. Je pense que la philosophie dans le travail est primordiale. Et pour l’acquérir, il faut prendre le temps d’accumuler des expériences et d’avoir de l’expérience. Pour forger ma philosophie de travail j’ai mis plus de 20 ans. Je suis allé à la rencontre de la culture culinaire en me formant auprès des plus grands, notamment en France, de façon à bien apprendre les bases de la cuisine. Si de 1987 à 1993, j’ai oeuvré dans des registres culinaires inspirés par la nouvelle cuisine espagnole méditerrannéenne, je dois avouer que depuis 1994, ma philosophie de travail a changé. J’ai compris que si l’inspiration des traditions de mon pays est importante, mon sentiment personnel l’est encore plus, surtout en matière de créativité. Je pense qu’il y a en Espagne deux tendances : la haute cuisine et la cuisine de tradition. Bien sûr la tradition a beaucoup influencé la haute cuisine. En ce qui me concerne aujourd’hui, je fais la cuisine que je ressens. D’ailleurs j’ai fait une synthèse de ma cuisine en 23 points importants. Et c’est ma vraie philosophie de travail.
Magazine Références : Vous êtes beaucoup imité, qu’en pensez-vous ?
F. A. :Je pense que beaucoup de chefs feraient mieux de trouver leurs propres inspirations,bien que je conçoive que ce travail n’est pas toujours des plus faciles. L’imitation n’est cependant pas la vraie solution. Mais créer son propre sentiment et de l’exprimer en cuisine est primordial pour moi. Je pense que certains chefs devraient avoir une expression plus personnelle Je remarque aussi que les jeunes chefs (particulièrement) veulent “tout de suite arriver”, alors qu’ils ne connaissent pas du tout l’ensemble des bases de la cuisine, ils veulent aller trop vite, sans prendre le temps d’acquérir de l’expérience et de se forger une vraie philosophie de travail. Tous ces chefs devraient prendre le temps de bien sûr de mieux se former mais aussi de s’enrichir de culture et de murir leur philosophie. J’ai mis plus de 20 ans à savoir ce que je sais et à forger ma propre philosophie, c’est un peu comme une pierre que je taille tous les jours avec mon maillet.
Magazine Références : Le modèle économique est-il important pour la haute gastronomie?
F.A. : Parmi tous les restaurants étoilés (2 ou 3 étoiles) d’Europe, à votre avis, combien d’entre eux arrivent à gagner de l’argent et à se rentabiliser vraiment ? Certainement très peu. Je pense qu’il est important à ce titre de trouver un modèle économique rentable et viable pour les restaurants de haute cuisine. A chacun sa formule. Nous avons la chance à Elbulli d’avoir pu trouver des solutions qui nous permettent de rentabiliser le restaurant et nous mettent à l’abri du besoin d’argent. Ce qui me laisse aussi une grande liberté dans ma créativité, je n’aime pas que l’on me dise ce que je dois faire dans mon restaurant ou comment je dois concevoir ma cuisine.
Magazine Références : Depuis 2004, la presse a fait de vous le représentant de la cuisine moléculaire, êtes vous d’accord avec cette image?
F.A. : Pour moi, le terme “cuisine moléculaire”, ce n’est que du marketing…lancé par les médias entre autres. Moi-même, je n’ai jamais utilisé ce terme. Avec mes collaborateurs, nous effectuons depuis des années de nombreuses recherches basées sur l’observation et la compréhension de phénoménes qui se passent lors du traitement des produits en cuisine, au vu de certains de ces résultats nous avons su créer des recettes de cuisine novatrices. Pour concevoir ma cuisine, j’effectue dans mon atelier de Barcelone (Eltaller) beaucoup de recherches sur nombre de bons produits, sur la façon de les traiter et aussi de les présenter aux clients pour créer magie et émerveillement. Tout est basé sur la créativité et l’art subtil de transmettre l’émotion dans l’assiette. Au final, je veux bien être considéré comme un alchimiste du goût, mais certainement pas comme un chimiste fou dans son laboratoire. Bien sûr, j’utilise de nouvelles techniques pour préparer certaines de mes créations, mais il ne faut pas en faire tout un amalgame, ce qui peut amener à créer la confusion dans l’esprit du public.
Magazine Références : Pour beaucoup de gens dans le monde vous incarnez le symbole d’un renouveau ou même d’une vraie révolution culinaire, qu’en pensez-vous?
F.A. : C’est vrai que peut-être beaucoup le pensent à travers les médias. Mais plus que le symbole d’une révolution, je pense incarner celui d’un vrai re-nouveau culinaire avant-gardiste. Je pense que ce que je représente peut-être le plus, et qui transmet certainement une symbolique très forte : c’est ma totale liberté d’expression en cuisine. Ma liberté d’expression est la base fondamentale de ma philosophie, et si ma philosophie doit être une révolution… Qu’elle le soit. Voilà mon message. C’est sûrement un message fort et sincère qui laisse à chacun la possibilité de s’exprimer avec son talent, son ressentir, ses techniques…Donc à chacun de faire sa révolution en cuisine. J’y ai mis plus de vingt années et je continue encore tous les jours avec mes collaborateurs. J’ai fermé mon restaurant à Cala Montjoi et dans quelques mois je vais inaugurer ElBulli Foundation où mon « culinary think tank » (laboratoire d’idées) verra le jour. De plus je vais mettre en place la Bullipedia, composée de 15.000 pages en complément d’un livre sur l’histoire de la cuisine moderne (annoncé au G9 des chefs à Tokyo en 2012)
Propos recueillis par Jérôme Chapman
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