Dimanche 19 Juillet, 19H. L’œil bleu pétille. Après avoir récupéré dans sa maison bourgeoise vençoise l’étoile du Guide rouge obtenue dans son restaurant de poche de Tourrettes-sur-Loup, l’étoile montante des chefs de la Côte d’Azur peut souffler. Ce premier anniversaire qui sonne comme une consécration, il le fête en fanfare comme une jam session gourmande, musicale et jubilatoire, en équipe avec certains des meilleurs cuisiniers au monde. On aurait pu s’attendre à ce qu’il mette les petits plats dans les grands et présente une vitrine convenue de son talent. Une fois encore, ce trublion de l’establishment à la créativité débordante, déboule là où on ne l’attendait pas. Il innove en osant aller à la rencontre de la street-food lors d’une garden-party aux accents prémonitoires. Autour de sa surprenante « roulotte Bacchanales », quelques-uns parmi les meilleurs chefs du moment ouvrent peut-être ce soir-là la voie à un véritable remède anti-crise : la gastronomie de rue.
Droits Réservés Jérôme Chapman
Les jardins de l’ancien hôtel-pension « Beau-séjour », une maison de maître des années trente située à un jet de petit pain de la chapelle Matisse, sont théatralisés pour l’occasion en support de street-art. Découpages irrévérencieux, tags bon enfant et déco résolument urbaine habillent les arbres, apportant la répartie aux œuvres colorées du sculpteur Paco Sagasta. Les lumières chatoient dans les bosquets transformés pour l’occasion en salons extérieurs, une chanteuse de soul enveloppe la nuit parfumée de sa voix caressante et la magie opère…Une foule de gourmets se presse autour du van et des tréteaux dressés par les vedettes du jour, venus à l’invitation du chef-propriétaire :
Son complice de toujours, Bernard Chesneau ( 1), inventeur de la cuisine gastronomique mobile en Scandinavie, propose un agneau farci au couscous, accompagnés d’abricots et aubergines à la sauce piquante orientale. René Redzepi (2 étoiles Michelin au Danemark), (2) classé « troisième meilleur chef du monde 2009 », venu spécialement de Copenhague, s’affaire pour sa part autour d’une savoureuse soupe fraîche de concombres et légumes. Mauro Colagreco (1 étoile Michelin en France) ( 3) « cuisinier français de l’année 2009», empêché au dernier moment par l’indisponibilité de son second, fait servir, en ce qui le concerne, une rafraîchissante salade de tomates au pistou frais et boulette de mozzarella frite. Quant à Armand Arnal (1 étoile Michelin en France) (4 ), il a quitté son potager bio camarguais pour nous faire découvrir des aubergines au vinaigre, tomate cerise et pesto de basilic sauvage. Enfin, Andrea Petrini, ( 5) chef et critique transalpin, s’amuse à apporter une touche exotique avec son risotto zen aux coquillages. De son côté, Dufau administre ses inoubliables gressins au pistou et un étonnant fromage frais du pic voisin des Courmettes fumé par ses soins – expérience danoise oblige – dans un jus de cendres.
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L’assistance demeure tout d’abord intriguée, surprise. Certains, déconcertés, rechignent à se prêter à l’exercice, maugréent, pas convaincus. Ils auraient compris un pique-nique chic façon Petit Trianon, mais ne se retrouvent pas dans ce happening qui évoque davantage pour eux le « camping des flots bleus ». Les autres, l’immense majorité, font un triomphe à ce nouveau concept de première cuisine fine de rue en France, et les files d’attente s’allongent sagement devant la caravane, le long des tréteaux et aux stands vignerons qui font déguster leur production. La démonstration sonne comme un manifeste. La cuisine de rue tutoie enfin la gastronomie.
La « roulotte Bacchanales » symbolise l’exploration d’un nouveau genre.
Elle joue l’humilité mais la vraie star de la soirée, dans sa robe inox qui semble avoir été dessinée par Paco Rabanne, c’est elle. Celle qui symbolise la soirée. La « roulotte Bacchanales ». Elle s’apprête à arpenter les rues de l’hexagone et on prêterait volontiers la gouaille d’Arletty à cette môme métallisée. De ses voyages aux Etats-Unis, en Scandinavie et en Asie, Christophe Dufau s’est toujours étonné que la savoureuse cuisine de rue qui s’élabore là-bas, populaire, goûteuse et de qualité n’ait jamais été envisagée en France où la gastronomie abandonne les trottoirs aux seules pizzas et autres kebab. Une heureuse rencontre s’avère déterminante, il y a dix ans de cela, celle de son futur complice Bernard Chesneau. Ils importent des artères de Copenhague le concept de cuisine mobile pour lequel ils ont élaboré une carte de produits de qualité soigneusement travaillés avec des produits frais, sains, présentés dans des emballages jetables écologiques et proposés à son étal, à prix doux. Loin de l’esprit « gastro » et bistrot-chic qui colle à l’image des restaurants étoilés, cette cuisine délicate ose descendre dans la rue pour aller à la rencontre du grand public et lui donner le goût de la qualité à prix abordable, sans se hausser du col. Il s’agit presque d’une mission citoyenne dans l’esprit de la tradition « slow-food ». Elégante sans être guindée. Un projet anti-crise, en quelque sorte, bien dans l’air du temps.
Droits Réservés Jérôme Chapman
Les tarifs varient entre 3 et 10 euros. Pour ce tarif modique, les clients peuvent y déguster des accords de cuisine de tous les jours, surprenants dans cette configuration : paleron de bœuf dans son jus de carotte lié avec un râpé de carotte, verrine de courgettes trompettes aux moules et amandes fraîches, méchoui d’agneau mariné aux épices exotiques, joue de bœuf en gremolata allégée, verrine de carotte à l’abricot et au crabe ou encore melon rôti au miel et au romarin façon crumble.
Initiative risquée ou innovation prometteuse ?
Les commentaires fusent dans les rangs, partagés. 20% de déçus, 80% d’enthousiastes, Loi de Pareto oblige… Pour le jeune chef, l’exercice est périlleux. Le risque de la cohabitation physique des Bacchanales et de la roulotte brouille un peu le message chez certains. On décode aisément les mines intriguées. « Un étoilé, ça doit servir dans une salle confortable, sur des nappes blanches » Les idées reçues ont la vie dure… Le terrain à défricher sera long mais souhaitons que Christophe Dufau persévère. Personnellement, nous jouons cette gastronomie de rue gagnante. Elle rencontrera forcément son public, lassé des sempiternelles merguez, chaourmas, churros, sandwiches insipides et autres panini rassis. Yumiko Aihara, journaliste et conférencière gastronomique japonaise surprise en plein péché de gourmandise, rappelle que tempura et sushi glanés dans les étals de rue font partie du quotidien tokyoïte de toute éternité. Une bijoutière pakistanaise vivant à Miami s’enthousiasme avec cette spontanéité toute américaine, pour la « meilleure nourriture qu’elle ait jamais goûté ».
Mais qu’est ce qui a pu pousser un chef au succès croissant à prendre tant de risques, en sortant des sentiers convenus ?
De fait, dans un univers encore trop souvent inhibé, les critiques les plus en vue n’hésitent pas à mettre l’étoile Michelin en équation, révélant les recettes chiffrées pour la décrocher à coup sûr, la conserver ou prétendre y accoler sa sœur jumelle. Le récipiendaire ou l’impétrant tremble à l’idée de la venue de l’inspecteur et se confine dans une carte millimétrée, dans la hantise de l’écart. Dufau n’a pas changé d’attitude pour autant. Il se met chaque semaine en danger avec une carte de l’instinct et de l’instant, changée selon le marché et part explorer les associations de saveurs les plus improbables. La formule plait pourtant puisque la précieuse distinction lui a été renouvelée. Il est finalement la preuve vivante que les critères du Guide rouge font encore la part de l’humain, de la surprise et de l’émotion.
Son intrusion dans le street-food revivifie un paysage culinaire qui se cherche, à l’aune de la crise. Il n’est pas le prophète d’un concept inédit, juste un pèlerin. Ses quatorze années passées à sillonner le monde lui ont ouvert l’esprit, ont cassé les codes hexagonaux d’une cuisine sacralisée.
Naissance d’une nouvelle ligne de fracture
Il pourrait bien y avoir un avant 19 Juillet 2009 et un après. Peut être l’Histoire retiendra-t-elle l’irruption ce soir-là du chef de file d’une nouvelle tendance ? Peut-être l’expérience se révèlera-t-elle une utopie sans lendemain… L’avenir, seul, le dira.
Quoiqu’il en soit, derrière son regard bleu lagon et ses joues éternellement rasées avec une biscotte, le profil de conquistador du chef vençois investit un Nouveau Monde. Adepte de la première heure de la slow food, membre de Générations C, sa lutte contre la malbouffe se prolonge ici en un rafraîchissant défi. Quel que soit le succès de son entreprise, l’homme mérite le respect dû aux défricheurs. Il se met en danger. Il innove. Dans ce nouveau Far West d’une gastronomie de rue à conquérir, il plante ses drapeaux comme d’autres des banderilles. Ce chef-propriétaire est à suivre de près. Il témoigne d’une vertu qui se fait rare: le courage. A l’heure où la crise tétanise, il ose.
Du coup, les coûteux exercices de style de la cuisine moléculaire paraissent bien dérisoires. On les croirait fils de l’ère Madof, un luxe de nantis au palais las, qui investissent dans la recherche et le développement pour y quêter un regain d’adrénaline. Dufau pourrait bien régénérer une certaine gastronomie qui s’assoupit avec sa clientèle, dans le droit fil de ces chefs espagnols qui proposent demi-tarif aux moins de 20 ans pour préparer la clientèle de demain et forger les palais, former les goûts de la relève.
Alors, quels projets dans l’immédiat pour le chef étoilé qui se lance parallèlement dans la cuisine de rue ? Cette innovation culinaire en France n’a plus qu’à trouver sa voie (publique). Itinérante sur les routes de France, la roulotte se propose d’animer des événements de toutes sortes, concerts, expositions, meetings. Avis aux amateurs. Enfin une démarche novatrice à découvrir avec l’interêt porté aux précurseurs…Economiquement viable ? « Les moyens du cœur imposent les modèles économiques » s’enthousiasme Armand Arnal qui appuiera la démarche.
A quand l’Elysée ?
Héroïne d’une cuisine décomplexée et inventive, la roulotte Bacchanales devrait être présente à la prochaine garden-party de l’Elysée pour témoigner in situ de la vitalité des acteurs de terrain, aux côtés des buffets de Potel & Chabot. Allons, Messieurs les conseillers du Président de la République, un peu d’imagination pour le 14 Juillet 2010 ! Le Président veut-il réconcilier la France d’en haut et la France d’en-bas ? Cette initiative y répond, avec ses portions à trois euros confectionnées par un étoilé Michelin. Un salutaire remède anti-crise, à consommer sans modération. Dufau a ouvert la voie. Alors, à votre tour, osez !
Droits Réservés Jérôme Chapman
(1)Bernard Chesneau est un chef de cuisine français qui, après un long périple en Italie, à Londres, à Québec et à Quito en Equateur, a parcouru la Scandinavie de fond en comble. Véritable agitateur d’idées culinaires, il s’est associé à Christophe Dufau pour l’occasion et tiendra lui-même la plupart du temps la « roulotte Bacchanales ». « Bernard ne laisse personne indifférent » précise Dufau, enthousiaste. « C’est un bosseur, un passionné, un enfant terrible. Un rebelle qui brave les interdits et les idées reçues. Il est bien déterminé à faire bouger les lignes, dans le domaine de la cuisine comme dans les autres. »
(2) Chef de file de la nouvelle gastronomie nordiste, René Redzepi est à la tête du restaurant danois le plus étoilé (**), « Noma » dans les docks de Copenhague. Il va puiser dans le terroir scandinave peu réputé pour sa finesse, une cuisine étonnante de légèreté où l’on savoure « le vent, la neige, la mer et les sous-bois ». Au classement des 50 meilleurs restaurants du monde du San Pellegrino award’s 2009, il se situe désormais en troisième position, juste derrière le chef catalan Ferran Adrià et Heston Blumenthals près de Londres. « René est foncièrement gentil » distille Christophe Dufau. « Je l’ai connu il y a dix ans au Danemark alors qu’il était jeune apprenti. Très vif, souriant, respectueux, il avait toujours le souci de bien faire. Son succès qui l’a porté au firmament des chefs mondiaux n’a entamé en rien son humilité. Je suis fier d’avoir croisé son chemin à l’époque. Sa présence parmi nous ce 19 Juillet est un privilège pour tous les participants. » Redzepi en rajoute, se faisant le chantre d’une cuisine de rue qu’il qualifie de « gastronomie les pieds sur terre, saine, légère, simple, goûteuse, qui met le produit en valeur, sans artifices ».
(3) Désigné “cuisinier de l’année 2009 » par le guide gastronomique Gault Millau France, Mauro Colagreco, le chef du Mirazur à Menton, est un italien né en Argentine. Il a su agréger toutes les influences qui ont fait sa passion, des grandes écoles culinaires de Buenos Aires aux expériences chez les plus grands chefs français. Formé chez Bernard Loiseau, Alain Passard, Alain Ducasse et Guy Martin, il est devenu un “jeune prodige qui sent la cuisine comme un virtuose saisit l’âme fugitive d’une fugue ». C’était l’occasion de (re)découvrir ce passionné amoureux de la nature méditerranéenne qui l’entoure. Christophe loue la personnalité attachante de son jeune voisin. « Il émane de Mauro un grand charisme. Sa réussite ne l’a pas empêché de demeurer très simple, toujours accueillant, à l’écoute. Parmi tous les chefs que je connais, c’est à lui que je m’identifie le plus. Notamment dans sa façon d’imaginer ses plats en pensant déjà aux légumes qui l’accompagneront. Curieusement, nous sommes à la fois très proches et très différents. C’est cette ambivalence qui nous lie. Je suis fier d’avoir pu présenter son travail aux participants à l’anniversaire des Bacchanales. »
( 4) Armand Arnal, jeune chef de la Chassagnette au Sambuc, près d’Arles, s’est formé à l’école de Ducasse. Il y pratique une cuisine aux saveurs potagères et authentiques. Proche de Dufau, « cet illuminé de la cuisine et de la vie dont il partage la passion », il entonne le chœur des participants pour saluer en l’avènement de la gastronomie de rue « la fin de la confusion entre street-food et junk-food, de ce barrage entre le chef et la rue, de cette inaccessibilité de la plupart à l’art culinaire. »
( 5) Andrea Petrini, chef et critique gastronomique italien, se prend à rêver que l’Hexagone ait les yeux de Chimène pour cette « cuisine d’auteur, amusante, démocratisée, décontractée » et qu’elle y adapte ses ingrédients. De la calzone napolitaine à la soupe de raviolis chinoise, en passant par le café américain bu au coin de la 7ème avenue, les exemples abondent ailleurs. Pourquoi pas ici, avec la spécificité française de la patte d’un grand chef ? »
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